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Chroniques

*La maison vide*

Cher Laurent Mauvignier,

J’ai refermé votre livre *La maison vide*, il y a environ deux mois et je continue pourtant d’arpenter ses pièces. 

Votre roman n’est pas un livre seulement. C’est une topographie affective. 

Nous entrons dans une maison vacante. 

Vous aviez très sobrement prévenu : 

« C’est parce que je ne sais rien ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure… »

Et j’ai compris que vous lire, c’est habiter une absence, c’est habiter un effacement.

Cher Laurent Mauvignier, je ne vous écris pas en lectrice “émue”.

Je vous écris en lectrice atteinte.

Ce qui m’atteint déjà, c’est la forme même de votre courage. Vous n’avez pas cherché à magnifier la mémoire. Vous avez regardé en face un héritage dont vous ne saviez  rien, ou presque rien et vous en avez tiré une épure. Vous avez écrit un livre mémoire,  avec une mémoire sans archives. 

Vous avez compris que le drame n’est pas seulement de perdre les histoires, de les oublier, mais c’est de devoir les inventer pour survivre. Pour retrouver ces parts de soi, qu’on ne connaissait pas.

La violence de la transmission, vous ne l’expliquez pas, vous la montrez avec les « négatifs » trouvés dans la maison. « Un piano, une commode au marbre ébréchée, une Légion d’honneur, des photographies sur lesquelles un visage a été découpé aux ciseaux »

Et puis, des prénoms…

Et ces deux guerres mondiales.

Cette violence inouïe des objets de la lignée et dont on ne sait rien, traverse un très grand nombre de familles… comme un fleuve souterrain et gelé. Il faut un brise l’âme pour avancer. Pour briser les couches de silences gelés.

Et vous, vous avez eu l’audace de faire de ces silence un formidable « matériau ».

Je vous suis reconnaissante pour ce que je ne sais pas faire. Faire confiance au vide. Oser l’affronter. 

Vous avez fait confiance au vide. Vous l’avez travaillé comme un métal qu’on martèle sans bruit. Sur l’absence et les secrets vous avez travaillé les phrases. L’une après l’autre. Vous les avez déposées, l’une après l’autre.

Avec ce geste, vous avez fait un chemin. Un chemin de sismologie intime. C’est ça la littérature aussi.

Cher Laurent Mauvignier. Vous êtes le lauréat du Prix Goncourt 2025. Je suis très heureuse pour vous. Les autres auteurs candidats n’ont pas démérité. Mais il fallait choisir.

Mais que vous ayez eu le Prix Goncourt ou pas, cette lettre je vous l’aurait écrite. Aujourd’hui je l’écris de *De la maison vide*

Nous sommes très nombreux dans la   *Maison*. Nous sommes les plus légitimes à pouvoir y entrer. 

Nous  sommes vos lecteurs tout simplement.

Et puis au loin nous entendons :

-Bravo, bravo Laurent.

Ce sont les vôtres, ceux que vous avez remis en lumière.

Et nous vos lecteurs, nous vous disons simplement MERCI pour cette *Maison vide* qui nous a tant appris peut-être sur vous mais aussi sur nous-mêmes. 

Laurent Mauvignier, *La maison vide*

Éditions de Minuit

Chroniques

*Rosa*

*ROSA* ou le trille fragile des mésanges 

On ouvre ce livre comme on entrouvre une porte de cellule.

En rouge sang le titre : *Rosa*

Et nous comprenons que la coulée rouge est tissage entre  deux femmes. Rosa Luxemburg assassinée en 1919 et Denise le Dantec, cette immense poétesse qui a fait de la nature,  des « éléments » de communication, de philosophie, de poésie.

Nous sommes en 2025. Denise Le Dantec entrouvre plus encore la porte de la cellule de Rosa. 

Et nous retrouvons Rosa dans sa cellule. Nous retrouvons le froid, la neige, la solitude. Et les mots intacts de Rosa :

– Malgré la neige, le froid et la solitude, nous croyons, les mésanges et moi, au printemps à venir ! 

Denise Le Dantec dessine des « dédales » de textes, elle pose des dates. Elle relève chaque souffle, chaque chant, chaque instant de résistance de Rosa Luxemburg. 

Elle nous emmène à la fenêtre. Il y a des barreaux. Mais on peut entendre les oiseaux.

Et puis, Denise est une « druidesse », elle sait que l’autre dans son ailleurs, peut l’entendre :

-Tu es à l’écoute du multiple…

Le multiple…le trille d’une mésange, la vibration de l’air, la respiration de l’Histoire. 

Et Rosa répond : 

– tsvi, tsvi, tsvi…Le printemps va venir…

Et c’est exactement  là que se loge la force de Rosa, sa force alors et encore aujourd’hui .

Elle est dans ce trille minuscule, dans cette note qui fait frissonner la page, dans ce souffle que rien ne peut étouffer. Elle est dans le tsvi, tsvi, tsvi des mésanges :

– Tsvi, tsvi, tsvi… ne pas céder. Ne pas plier. Croire au printemps, même quand tout est gelé…

*ROSA* n’est pas un livre hommage.

C’est un champ de résistance. Denise Le Dantec convoque le vent glacial qui gémit en ce terrible 15 janvier 1919. Il fait tomber les oiseaux. Il fait frémir l’eau de la rivière à Berlin. La neige s’enroule en tourbillon, les constellations sont en noir. Et puis Denise Le Dantec convoque Goethe, Hörderlin, Brecht et tant d’autres…Ils n’ont pas tous connu Rosa Luxemburg bien sûr. Mais le chant de résistance, la part de non capitulation, l’infiniment petit qui fait vivre, ils savent. Et puis, Rosa va mourir… Rosa est morte… mais Rosa va revenir…avec le « tsvi, tsvi, tsvi » des mésanges.

– C’est le chant des mésanges charbonnières que j’imite si bien qu’elles accourent aussitôt. Et figurez-vous que dans ce « tsvi-tsvi » qui, jusque-là, fusait clair et fin comme une aiguille d’acier, il y a depuis quelques jours un tout petit trille, une minuscule note de poitrine. Et savez-vous, Mademoiselle Jacob, ce que cela signifie ? C’est le premier léger mouvement du printemps qui arrive. Malgré la neige, le froid et la solitude, nous croyons – les mésanges et moi – au printemps à venir !

Rosa Luxemburg

Et nous comprenons, « qu’au-delà du carnage » des jours, il suffit d’ouvrir *Rosa* et d’entendre 

« tsvi tsvi tsvi », pour croire encore au printemps à venir 

Denise Le Dantec, *Rosa*, Les presses du réel

Chroniques

*Un livre*

« Un livre ne peut changer le monde mais il peut vous changer la vie. Un livre. 

N’importe lequel si vous avez l’impression qu’il a été écrit pour vous.

Primo Levi écrit dans *Si c’est un homme* comment un roman a accompagné, dans un baraquement du camp d’Auschwitz III-Monowitz, le jeune homme de vingt-cinq ans qu’il était, malade, et qui ignorait alors si ses voisins de lit et lui-même allaient être exécutés.

Cette expérience si forte et si singulière de la lecture, telle que nous la raconte Fabrice Gaignault, est inoubliable. Il nous le dit : chaque livre est une aventure intime. Chaque livre, comme celui-ci, a son secret… »

Fabrice Gaignault est écrivain et journaliste.

*Un livre*, Fabrice Gaignault, Editions ARLEA – Graphisme : Guillaume Chavanne

Chroniques

*Requiem au bord du jour*

Vincent,

Combien j’aurais voulu te parler, te contredire, te convaincre de rester. Mais c’est trop tard. Alors je t’écris depuis cette zone blanche où peut-être tu entends encore.

Tes mots demeurent Vincent. Fragiles et lumineux. Ils sont pareils à ces vies minuscules que tu as su regarder avant qu’elles ne s’éteignent. L’ombre ne les engloutira plus. Tu les as rendues au jour. 

Grâce à toi, elles ont des prénoms : Gaspard, Julietta, Saturnin, Malik, Alban, Madame Saindoux, Monsieur Chevallet. Leurs silhouettes marchent dans des villes comme Sansoley, Istanbul, Guignon. 

Tu leur as offert à ces vies minuscules et immenses, des chiens, des chambres, des rires, un peu de ciel. 

Et puis il y a Margot, cette enfant qui regarde le monde sans savoir encore que tu lui manques.

Dans *Requiem au bord du jour*, tu traverses nos vies Vincent, comme on traverse un fleuve en crue. Attentif, les bras ouverts, risquant toujours d’être emporté par la douleur de l’autre. 

Dans chaque vacillement, tu portes  ta part d’ombre. Secrètement. 

Tu nous as appris combien les maisons changent de propriétaires, de locataires, de « vivants. »

Combien les villes, les rues  se doublent de noms, Camus 1, Camus 2 et combien pourtant le manque à vivre dévore les espérances, les révoltes, l’amour. 

Tu as su dire ce que nous taisons. Que nous sommes tributaires du destin de l’autre, même à notre insu. Que nous sommes tributaire de notre propre histoire, même à notre insu…

Que le bruit du temps claque en nous. Que nos cernes sont comme les plis dans lesquels parfois se cachent des buées de soi.

Tu as tenté toutes les digues censées empêcher la terrible vague.

On croyait, en te lisant, que rien n’allait arriver, pas encore, qu’il restait des chapitres, un dernier lever de rideau. 

Mais tu étais en partance depuis longtemps. Ce livre, *Requiem au bord du jour*, est un peu ton testament, comme une alerte, une offrande, une main tendue. Et quelle drôle de coïncidence, il est déposé aux Editions Des Instants

Toute ta courte vie Vincent est comme une édition d’instants. 

Tu ne sanctifiais ni la science ni la technologie dont nous sommes devenus des pèlerins aveugles parfois. Nous en avons fait des dieux païens qui nous détruisent à notre insu. Pas toujours bien sûr, mais quelle fascination folle  nous avons pour ce qui asservi.

Tu as aussi parlé de liberté. Monsieur Chevallet avait déjà une idée très avancée sur le sujet.

Toi, pour ne pas nous effrayer, tu décrivais les crépuscules, les aubes et cette ligne de fuite qui même si elle semble aspirer ne dit rien de plus.

Le rideau est  tombé. Le dernier acte a eu lieu loin de nos yeux. 

Mais il reste ton livre, ce fragment lumineux que l’on tient encore dans la main. Que l’on peut lire et relire. Comme une possible passerelle entre nous et toi.

Nous ne sommes plus sur la même fréquence et pourtant parfois comme un grésillement  sur la ligne. C’est peut-être le vent, l’orage ou toi.

Tu nous laisses la vie Vincent. Sa beauté, sa violence, ses rebonds. 

Ton livre ne clôt rien. Il nous confie le reste du voyage.

Extrait 

À L’AUBE, la terre commence à tourner. La nuit on ne sait pas, on ne sait jamais, c’est moins flagrant. C’est l’heure bleue qui fixe tout ça. À partir de là tout s’affaire, tout s’agite. Ça commence assez doux d’abord, ça pépie, ça gazouille. On entend le ramage chasser les étoiles. Mais cela ne dure pas évidemment. Les piafs se font damer le concerto par l’orphéon urbain. Déjà le tacot des éboueurs arpente la rue, sème son moteur dans un sillon de bruit. Très vite les gens arrivent et de toutes parts, investissent le pavé, le bitume, butent, cognent les uns avec les autres. Ils jouent à colin-maillard, tout le monde a le bandeau… »

Vincent Petitdemange, *Requiem au bord du jour*, Editions Des Instants

Chroniques

*le mont macaron*

Le lieu-dit ou *le mont macaron*

« Je comprendrais plus tard que l’amour que je portais à la rudesse de ce paysage était un cri intérieur, une douleur, celui de l’exil, et qu’inconsciemment j’attendais de reconnaître un lieu pour ne plus être un étranger sur terre. Je ne savais pas que cette garrigue deviendrait la terre effacée de mon enfance, mon lieu d’ancrage et qu’elle apaiserait ce quelque chose de perdu en moi. »*

Et Roger Aïm, dans *le mont macaron* nous raconte combien le mont macaron, n’est pas seulement un endroit géographique, mais un itinéraire. Les majuscules ont disparu…et le lieu devient un refuge où le temps fuyant et inflexible continue sa route.

Comme Julien Gracq, qu’il aime tant, Roger Aïm ne décrit pas seulement un paysage.  Il restitue l’écho des sensations, la vibration des instants, le murmure des herbes folles et ce délicieux d’un moment unique et qui ne reviendra plus.

Chaque pierre, chaque souffle de vent, chaque rayon de lumière devient un témoin et c’est dans cette lenteur contemplative que la mémoire et le paysage se répondent et que le souvenir se fait gardien du Temps.

Ici, écrire revient à retenir le monde et à se retenir soi-même dans le flux des jours.

« Lorsque la pensée jure devant le temps qui passe, il faut tendre la main aux souvenirs… » nous dit Roger Aïm. 

Et il ajoute comme habité encore : 

« Cette journée était proche du printemps… »

Roger Aïm, *le mont macaron*, Éditions  Infimes.

Chroniques

*Verso de l’ombre*

Philippe Colmant dans la chambre noire…

Il écrit « au noir lucide ». Et c’est sans doute là que tout commence, dans ce presque rien, dans cette chambre noire où l’absence développe ses négatifs. 

*Verso de l’ombre*, le dernier recueil de Philippe Colmant (Editions Le Coudrier), est une photographie du deuil, une traversée lente et lumineuse de la perte, à la fois intime et universelle.

Tout s’ouvre comme dans une camera obscura. Le noir d’abord, puis le geste d’écriture. Et enfin la lumière qui se risque à graver sur la paroi du cœur une silhouette, une ombre, un vestige :

« J’ai accroché ton vieux manteau / À la patère des jours lents… » 

D’un vers à l’autre, Philippe Colmant « développe » l’image du père disparu, non pour le retenir, mais pour l’atteindre   un peu encore, dans ce territoire incertain de la mémoire et de la disparition.

Il y a du Roland Barthes dans cette manière d’habiter la photographie du manque. 

Dans La Chambre claire, Barthes écrivait : « Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois ». 

Le poète semble en reprendre l’écho.

Chaque poème fixe ce qui fuit, mais annonce aussi, que la lumière sitôt apparue, contient déjà sa perte.

« À quel baiser / Sourit la lune ? » demande-t-il, dans un souffle. 

Et la lumière passe, puis s’éteint. 

Le poème devient l’endroit même où l’absence respire. Le lieu de ce qui reste du souffle, du regard, du mot. 

*Verso de l’ombre*  se feuillette comme un album de famille, comme la dernière possibilité de se parler.

« Il restait tant à dire / Sur cet embarcadère… / Je t’ai laissé un mot / Au verso de ton ombre ».

Et tout au long du recueil, Philippe Colmant, poète et traducteur, travaille cette frontière trouble entre la langue et le silence. Traduire, c’est franchir un seuil. Écrire  le deuil, c’est traduire l’indicible. 

Et dans ce double geste, le poète interroge le temps : 

« La vie nous grandit / L’âge nous émiette… ». 

L’homme au bout des mots, se confronte à l’érosion, à la poussière, mais aussi à la lumière qui demeure.

Car s’il y a perte, il y a persistance. Si « le cœur claudique », comme Philippe Colmant l’avoue, il bat encore, obstinément…

« Toujours la même extase / Devant le ciel du soir / qui se couche en chantant… » 

et le poème ici relève de l’incantation, d’un refus doux et ferme de s’effacer.

Dans *Verso de l’ombre*, Philippe Colmant écrit contre la nuit, mais avec elle. Il interroge la mémoire, non celle qui enferme, mais celle qui éclaire. 

Chaque texte est une carte mémoire du cœur, un cliché tremblé, un portrait en creux. 

Et lorsque l’on referme le recueil, c’est un peu comme si on refermait  la chambre noire… avec ce rai de lumière qui filtre jusqu’à la « pellicule rétine »  des lecteurs que nous sommes.

Avant nous et après nous, Il y aura toujours une camera obscura où la grâce d’un poème sera fil de lumière 

Philippe Colmant, *Verso de l’ombre*, Éditions Le Coudrier.

Avec Joëlle Aubevert et les Éditions Le Editions Le Coudrier

Les photographies du recueil sont signées    Philippe Colmant

Chroniques

*La branche argentine*

Ce sont des lignes de mémoire. Des lignes traversées par les vivants et les morts. Des lignes « d’exilés ». Des lignes d’amour. 

Il y a une date. Celle du 7 octobre 2023.

Et Carole Zalberg a regardé son père qui oubliait et qui s’en allait de plus en plus dans un ailleurs…et « Marie » embarque sur les traces d’Ella, sa lointaine cousine, partie se réfugier à Buenos Aires en 1942.

Et elle, qui en 2018 avait écrit «Où vivre» (Grasset), a décidé de  savoir plus encore sur l’autre branche de la famille. La *Branche argentine*.

« Peut-on reconstruire sa vie, sur des ruines ? Que fait-on des fantômes qui nous habitent ? »

Un roman bouleversant comme tous les romans de Carole Zalberg. Un roman tissé de mémoire, d’exil mais aussi du questionnement permanent de ceux qui regardant en arrière se brûlent les yeux et qui en regardant devant sont pris d’un terrible vertige. 

Il y a pour moi une grande émotion à parler aujourd’hui de *La Branche argentine*. 

Car c’est un 4 octobre 2018 que j’avais chroniqué *Où vivre* (Grasset) et dedans ces mots :

« Et je te dirai, Anna, ma mère, que ta sœur et toi n’avez jamais été séparées, que nous tous, finalement, sur nos radeaux entraînés par le courant, vivons les heurts, malheurs et beautés d’une seule et même vie, enracinée dans la perte et tendue vers l’embellie »

Et aujourd’hui ces autres mots  dans *La Branche argentine* :

« Elle se relèvera. Bien sûr qu’elle se relèvera. Comme tant d’autres pourtant écrasés de chagrin. Mais quiconque l’a côtoyée ne reconnaîtra pas celle qu’elle est devenue, femme à peine vive, femme foudroyée et rétrécie que le présent désormais indiffère.»

Et Carole Zalberg continue et continuera d’écrire sur les siens, sur le terrible des trajectoires parfois, sur l’exil qui n’est pas la terre, mais surtout cette part de soi qu’il faut « réparer » à chaque fois. 

Elle porte en elle les brûlures de l’Histoire et le besoin d’horizon…et puis, il y a la Branche Corse. 

La Corse, « si généreuse en ciels splendides et changeants, ce lieu où entre tous, « Marie » vole des parenthèses de sérénité. La terre de Corse l’ancre sans l’entraver »

Depuis l’écriture de ce roman, le père tant aimé est parti pour toujours. Mais Carole Zalberg veille. Elle veille à ne rien oublier ou laisser oublier. 

Et puis dans sa famille, il y a  son oncle d’Israël, lui aussi parti trop tôt. Il « faisait écouter du Bach à ses roses. Elles lui étaient reconnaissantes. À en croire leur splendeur… »

Ce roman, je l’ai lu la main sur le cœur. Il y a tant dans les Branches familiales de Carole Zalberg que je retrouve un peu dans les miennes. 

Peut-être cet éparpillé de par le monde.

Peut-être  aussi cette splendide odeur de roses…

J’oubliais de dire la magnifique écriture de Carole Zalberg. Poétique et sonore. Les lignes se « serrent », se  « desserrent » selon le rivage. Selon les souvenirs. Selon l’émotion.

Carole Zalberg, *La Branche argentine*, Éditions Le Soir Venu

Chroniques

*Les promesses orphelines*

« Qu’est-ce qui fait une vie réussie ?

C’est le refrain, la musique de fond qui habite *Les promesses orphelines*, le très beau livre de Gilles Marchand.

Il y a les personnages comme Gino, Roxane et d’autres…

Il y a le progrès qui se vit en direct comme l’homme qui marche sur la lune, et il y a des mots incroyables pour l’époque comme l’Aérotrain. 

Il y a le calendrier et l’horloge. Tous les deux scandent le Temps… 

Et il y a l’extraordinaire personnage de « la dame de l’institut français d’opinion publique » et son éternelle question sur le bonheur :

– Diriez-vous que vous êtes très heureux, assez heureux ou pas très heureux… ? 

Et tout au long de notre lecture nous cochons des cases. Comme pour participer à un sondage intime. Nous hésitons parfois devant la question…comme un arrêt de mémoire et peut-être pour ne pas cocher la case sans retour possible. Un arrêt comme pour s’accorder un sursis…

Ne pas trancher trop vite sur les questions vitales 

– Avez-vous réussi votre vie ou avez vous été heureux et ses possibles…

Certes, je mets beaucoup  « d’il y a », mais encore un :  il y a même la boule de neige. Vite vite la faire bouger pour sourire…

Etre submergé soudain par les souvenirs, la nostalgie, mais la vie est belle et le progrès en cours toujours. Monsieur Jean Bertin l’a dit… 

*Les promesses orphelines* est un livre merveilleux. Poétique, drôle, vivant, chantant et cette pointe de léger regret, quand on se dit qu’un rien (un grand rien) nous rendait heureux…

Gilles Marchand, *Les promesses orohelines*, Aux Forges de Vulcain

Chroniques

*Tremblements de ciel*

Écrire pour avoir  « lieu »…

[…] Je n’ai pas eu d’enfants.

Je ne laisserai rien.

Ma vie sera pareille à l’éclair.

Les fleurs sur ma tombe faneront en une semaine.

Et le premier vent effacera tous mes pas […]

Jean-Christophe Galiègue écrit depuis le manque, depuis cette béance d’où rien ne répond. 

*Tremblements de ciel* est un recueil de solitude. Pas  de lignées, pas de « siens ». Et pourtant sa parole retentit gorgée de tant d’illusions :

[…] Comment dire le temps suspendu 

Les battements d’ailes

Les veines farouches

Le cœur en flammes

La peau la neige

Le bleu de l’air

Les remparts de lumière

L’ombre portée

Le rouge de vivre […]

Mais il est tard. Ou alors plus assez tôt. Et entre ce qui est et ce qui reste, tout tient sur un fil. Peut-être un instant de présence encore, une parole arrachée à l’éphémère, un éclat de rire avant le grand silence. 

Jean-Paul Galiègue est lucide. Il ne promet rien. Ni à ses lecteurs, ni à lui-même.

Tel un sismographe, il continue jusqu’au bout d’enregistrer les secousses. Toutes les secousses. Celles de l’amour qui échappe, de la lumière qui s’efface et de la vie qui tremble toujours au bord de sa disparition.

Écrire devient alors sa seule appartenance, sa seule famille. Chaque mot trace une fragile lignée de papier, un ciel traversé de failles mais habité quand même. 

Et c’est là précisément que le poème  trouve sa force. C’est là qu’il fait tenir debout un homme seul sous un ciel instable.

[…] Le noir d’écrire

Le temps

Qui se regarde et s’imagine

Un bout de ciel

Pris dans le vent 

Posé là […]

Et dans chaque tremblement, cet homme seul nous offre « La forge des mots ». 

Ceux qui font tenir…

Jean-Christophe Galiègue, *Tremblements de ciel*,

Chroniques

*Gunks*

Gunks* ou l’insouciance en paroi 

C’était le temps de l’insouciance, de l’escalade libre, d’une joie de vivre où le principe de précaution n’était pas encore « harnais ». 

Ils ont pour royaume une falaise, pour maison un van improbable, pour horizon leur jeunesse.

Le matériel ? Des cordes un peu fatiguées, quelques sangles et …de quoi grimper sans trop se poser de questions. 

Pas de principe de précaution en « harnais ». L’époque le permettait…

Nous sommes au début des années 80. Méduz le narrateur, Manuel et Claire traversent l’Atlantique pour se mesurer aux falaises mythiques des Gunks.

Qui sont ces trois jeunes gens, dont deux bons grimpeurs, Claire et Manuel et le troisième  Méduz qui l’est un peu moins, mais qui a de bonnes raisons d’y aller :

– Je me demande pourquoi je me retrouve là avec ce très bon grimpeur et cette excellente grimpeuse, et je tente de me convaincre qu’il y a trois bonnes raisons à cela. Primo, Manuel est mon super copain, on s’entraîne ensemble depuis longtemps, et on rêve de ce voyage depuis un bail ; secundo, je parle anglais ; tertio, mais un tertio qui est peut-être un primo, Claire est ma petite copine – enfin, je crois.»

Et puis il y a ce : [in carnets de Claire ]

Il y a toutes les rencontres là-bas. Les modes de grimpe, de vie que l’on compare. Gunks-France. 

Et puis Todd… l’accident… une déflagration dans ces instants où rien ne « pouvait arriver »

Et tout le livre nous projette dans cette époque insouciante. Nous y avions laissé aussi de terribles déflagrations nommées Todd. Mais nous avons oublié… 

Et nous lisons avec ce petit sourire aux lèvres et peut-être, pour ceux qui ont connu ce temps, un petit clapotis dans les yeux.

Et puis, après avoir ri, s’être émus, avoir un peu comparé avec ses « Gunks » à soi, c’est la fin du  livre. La gorge se serre. C’est comme un dernier jour de vacances. C’est comme un été qui ne reviendra pas.

Le trio est mélancolique et nous aussi.

*Gunks* de Nicolas Richard, c’est aussi l’écriture. C’est l’atmosphère que dégage cette écriture qui fore et dans la falaise et dans notre mémoire. Nicolas Richard est traducteur. Le corps à corps avec les mots, il connaît. 

Nous sommes conquis dès le début. Et nous « sommes dedans » dès le début. On grimpe avec eux, on rit de leurs manques, de leurs vertiges, des yeux qui s’accrochent…

On respire la liberté des années 80. 

Et cette couverture acidulée, colorée, qui penche joyeuse.

Un van jaune, une silhouette avec une chemise, à la Antoine le chanteur, danse.  

Et dans le fouillis, la promesse de toute une aventure.

Ce livre, je l’ai « rencontré » par hasard, cet été. J’aime beaucoup quand c’est un lecteur ou une rumeur qui « rapporte » un livre. 

Devant la mer, une dame lisait avec un sourire au bord des lèvres. Intriguée, je lui ai demandé ce qu’elle lisait. Elle a levé son livre et m’a montré la couverture. Dans son regard, tout le souvenir de sa propre insouciance.

Alors j’ai su que je voulais ce livre. Que je voulais ce glossaire de la grimpe :

– Friends : coinceurs mécaniques qu’on glisse dans les fissures, baptisés ainsi parce qu’ils sont, vraiment, des amis.

– Monodoigt : trou dans la roche où l’on ne peut loger qu’un doigt. Cruel, mais nécessaire.

Je voulais surtout, à mon tour, « Grimper pour rien. »

C’est une phrase du livre. Elle mène aux sommets… même quand on est nulle comme moi en escalade.

Même quand comme certains ici, n’ont pas connu ce temps insouciant de l’époque. 

Allez-y ! Plaquez-vous contre la paroi ! C’est une roche « miraculeuse »

Nicolas Richard, *Gunks, Chronique du temps insouciant*, Editions Arthaud

 Magnifiques photographies d’ Olivier Martin Gambier