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Chroniques

*La branche argentine*

Ce sont des lignes de mémoire. Des lignes traversées par les vivants et les morts. Des lignes « d’exilés ». Des lignes d’amour. 

Il y a une date. Celle du 7 octobre 2023.

Et Carole Zalberg a regardé son père qui oubliait et qui s’en allait de plus en plus dans un ailleurs…et « Marie » embarque sur les traces d’Ella, sa lointaine cousine, partie se réfugier à Buenos Aires en 1942.

Et elle, qui en 2018 avait écrit «Où vivre» (Grasset), a décidé de  savoir plus encore sur l’autre branche de la famille. La *Branche argentine*.

« Peut-on reconstruire sa vie, sur des ruines ? Que fait-on des fantômes qui nous habitent ? »

Un roman bouleversant comme tous les romans de Carole Zalberg. Un roman tissé de mémoire, d’exil mais aussi du questionnement permanent de ceux qui regardant en arrière se brûlent les yeux et qui en regardant devant sont pris d’un terrible vertige. 

Il y a pour moi une grande émotion à parler aujourd’hui de *La Branche argentine*. 

Car c’est un 4 octobre 2018 que j’avais chroniqué *Où vivre* (Grasset) et dedans ces mots :

« Et je te dirai, Anna, ma mère, que ta sœur et toi n’avez jamais été séparées, que nous tous, finalement, sur nos radeaux entraînés par le courant, vivons les heurts, malheurs et beautés d’une seule et même vie, enracinée dans la perte et tendue vers l’embellie »

Et aujourd’hui ces autres mots  dans *La Branche argentine* :

« Elle se relèvera. Bien sûr qu’elle se relèvera. Comme tant d’autres pourtant écrasés de chagrin. Mais quiconque l’a côtoyée ne reconnaîtra pas celle qu’elle est devenue, femme à peine vive, femme foudroyée et rétrécie que le présent désormais indiffère.»

Et Carole Zalberg continue et continuera d’écrire sur les siens, sur le terrible des trajectoires parfois, sur l’exil qui n’est pas la terre, mais surtout cette part de soi qu’il faut « réparer » à chaque fois. 

Elle porte en elle les brûlures de l’Histoire et le besoin d’horizon…et puis, il y a la Branche Corse. 

La Corse, « si généreuse en ciels splendides et changeants, ce lieu où entre tous, « Marie » vole des parenthèses de sérénité. La terre de Corse l’ancre sans l’entraver »

Depuis l’écriture de ce roman, le père tant aimé est parti pour toujours. Mais Carole Zalberg veille. Elle veille à ne rien oublier ou laisser oublier. 

Et puis dans sa famille, il y a  son oncle d’Israël, lui aussi parti trop tôt. Il « faisait écouter du Bach à ses roses. Elles lui étaient reconnaissantes. À en croire leur splendeur… »

Ce roman, je l’ai lu la main sur le cœur. Il y a tant dans les Branches familiales de Carole Zalberg que je retrouve un peu dans les miennes. 

Peut-être cet éparpillé de par le monde.

Peut-être  aussi cette splendide odeur de roses…

J’oubliais de dire la magnifique écriture de Carole Zalberg. Poétique et sonore. Les lignes se « serrent », se  « desserrent » selon le rivage. Selon les souvenirs. Selon l’émotion.

Carole Zalberg, *La Branche argentine*, Éditions Le Soir Venu

Chroniques

*Les promesses orphelines*

« Qu’est-ce qui fait une vie réussie ?

C’est le refrain, la musique de fond qui habite *Les promesses orphelines*, le très beau livre de Gilles Marchand.

Il y a les personnages comme Gino, Roxane et d’autres…

Il y a le progrès qui se vit en direct comme l’homme qui marche sur la lune, et il y a des mots incroyables pour l’époque comme l’Aérotrain. 

Il y a le calendrier et l’horloge. Tous les deux scandent le Temps… 

Et il y a l’extraordinaire personnage de « la dame de l’institut français d’opinion publique » et son éternelle question sur le bonheur :

– Diriez-vous que vous êtes très heureux, assez heureux ou pas très heureux… ? 

Et tout au long de notre lecture nous cochons des cases. Comme pour participer à un sondage intime. Nous hésitons parfois devant la question…comme un arrêt de mémoire et peut-être pour ne pas cocher la case sans retour possible. Un arrêt comme pour s’accorder un sursis…

Ne pas trancher trop vite sur les questions vitales 

– Avez-vous réussi votre vie ou avez vous été heureux et ses possibles…

Certes, je mets beaucoup  « d’il y a », mais encore un :  il y a même la boule de neige. Vite vite la faire bouger pour sourire…

Etre submergé soudain par les souvenirs, la nostalgie, mais la vie est belle et le progrès en cours toujours. Monsieur Jean Bertin l’a dit… 

*Les promesses orphelines* est un livre merveilleux. Poétique, drôle, vivant, chantant et cette pointe de léger regret, quand on se dit qu’un rien (un grand rien) nous rendait heureux…

Gilles Marchand, *Les promesses orohelines*, Aux Forges de Vulcain

Chroniques

*Tremblements de ciel*

Écrire pour avoir  « lieu »…

[…] Je n’ai pas eu d’enfants.

Je ne laisserai rien.

Ma vie sera pareille à l’éclair.

Les fleurs sur ma tombe faneront en une semaine.

Et le premier vent effacera tous mes pas […]

Jean-Christophe Galiègue écrit depuis le manque, depuis cette béance d’où rien ne répond. 

*Tremblements de ciel* est un recueil de solitude. Pas  de lignées, pas de « siens ». Et pourtant sa parole retentit gorgée de tant d’illusions :

[…] Comment dire le temps suspendu 

Les battements d’ailes

Les veines farouches

Le cœur en flammes

La peau la neige

Le bleu de l’air

Les remparts de lumière

L’ombre portée

Le rouge de vivre […]

Mais il est tard. Ou alors plus assez tôt. Et entre ce qui est et ce qui reste, tout tient sur un fil. Peut-être un instant de présence encore, une parole arrachée à l’éphémère, un éclat de rire avant le grand silence. 

Jean-Paul Galiègue est lucide. Il ne promet rien. Ni à ses lecteurs, ni à lui-même.

Tel un sismographe, il continue jusqu’au bout d’enregistrer les secousses. Toutes les secousses. Celles de l’amour qui échappe, de la lumière qui s’efface et de la vie qui tremble toujours au bord de sa disparition.

Écrire devient alors sa seule appartenance, sa seule famille. Chaque mot trace une fragile lignée de papier, un ciel traversé de failles mais habité quand même. 

Et c’est là précisément que le poème  trouve sa force. C’est là qu’il fait tenir debout un homme seul sous un ciel instable.

[…] Le noir d’écrire

Le temps

Qui se regarde et s’imagine

Un bout de ciel

Pris dans le vent 

Posé là […]

Et dans chaque tremblement, cet homme seul nous offre « La forge des mots ». 

Ceux qui font tenir…

Jean-Christophe Galiègue, *Tremblements de ciel*,

Chroniques

*Gunks*

Gunks* ou l’insouciance en paroi 

C’était le temps de l’insouciance, de l’escalade libre, d’une joie de vivre où le principe de précaution n’était pas encore « harnais ». 

Ils ont pour royaume une falaise, pour maison un van improbable, pour horizon leur jeunesse.

Le matériel ? Des cordes un peu fatiguées, quelques sangles et …de quoi grimper sans trop se poser de questions. 

Pas de principe de précaution en « harnais ». L’époque le permettait…

Nous sommes au début des années 80. Méduz le narrateur, Manuel et Claire traversent l’Atlantique pour se mesurer aux falaises mythiques des Gunks.

Qui sont ces trois jeunes gens, dont deux bons grimpeurs, Claire et Manuel et le troisième  Méduz qui l’est un peu moins, mais qui a de bonnes raisons d’y aller :

– Je me demande pourquoi je me retrouve là avec ce très bon grimpeur et cette excellente grimpeuse, et je tente de me convaincre qu’il y a trois bonnes raisons à cela. Primo, Manuel est mon super copain, on s’entraîne ensemble depuis longtemps, et on rêve de ce voyage depuis un bail ; secundo, je parle anglais ; tertio, mais un tertio qui est peut-être un primo, Claire est ma petite copine – enfin, je crois.»

Et puis il y a ce : [in carnets de Claire ]

Il y a toutes les rencontres là-bas. Les modes de grimpe, de vie que l’on compare. Gunks-France. 

Et puis Todd… l’accident… une déflagration dans ces instants où rien ne « pouvait arriver »

Et tout le livre nous projette dans cette époque insouciante. Nous y avions laissé aussi de terribles déflagrations nommées Todd. Mais nous avons oublié… 

Et nous lisons avec ce petit sourire aux lèvres et peut-être, pour ceux qui ont connu ce temps, un petit clapotis dans les yeux.

Et puis, après avoir ri, s’être émus, avoir un peu comparé avec ses « Gunks » à soi, c’est la fin du  livre. La gorge se serre. C’est comme un dernier jour de vacances. C’est comme un été qui ne reviendra pas.

Le trio est mélancolique et nous aussi.

*Gunks* de Nicolas Richard, c’est aussi l’écriture. C’est l’atmosphère que dégage cette écriture qui fore et dans la falaise et dans notre mémoire. Nicolas Richard est traducteur. Le corps à corps avec les mots, il connaît. 

Nous sommes conquis dès le début. Et nous « sommes dedans » dès le début. On grimpe avec eux, on rit de leurs manques, de leurs vertiges, des yeux qui s’accrochent…

On respire la liberté des années 80. 

Et cette couverture acidulée, colorée, qui penche joyeuse.

Un van jaune, une silhouette avec une chemise, à la Antoine le chanteur, danse.  

Et dans le fouillis, la promesse de toute une aventure.

Ce livre, je l’ai « rencontré » par hasard, cet été. J’aime beaucoup quand c’est un lecteur ou une rumeur qui « rapporte » un livre. 

Devant la mer, une dame lisait avec un sourire au bord des lèvres. Intriguée, je lui ai demandé ce qu’elle lisait. Elle a levé son livre et m’a montré la couverture. Dans son regard, tout le souvenir de sa propre insouciance.

Alors j’ai su que je voulais ce livre. Que je voulais ce glossaire de la grimpe :

– Friends : coinceurs mécaniques qu’on glisse dans les fissures, baptisés ainsi parce qu’ils sont, vraiment, des amis.

– Monodoigt : trou dans la roche où l’on ne peut loger qu’un doigt. Cruel, mais nécessaire.

Je voulais surtout, à mon tour, « Grimper pour rien. »

C’est une phrase du livre. Elle mène aux sommets… même quand on est nulle comme moi en escalade.

Même quand comme certains ici, n’ont pas connu ce temps insouciant de l’époque. 

Allez-y ! Plaquez-vous contre la paroi ! C’est une roche « miraculeuse »

Nicolas Richard, *Gunks, Chronique du temps insouciant*, Editions Arthaud

 Magnifiques photographies d’ Olivier Martin Gambier

Chroniques

*La collision*

« Fait divers » est un mot terrible. Il aseptise une tragédie.   

La collision, c’est l’histoire de la trajectoire d’une balle perdue… mais ici ce n’est pas une balle perdue… c’est une collision…

En 2012, la mère de Paul Gasnier est percutée à Lyon par un très jeune homme  en moto cross. Il faisait du rodéo urbain à 80km/h. C’était le matin. Sa mère allait à son atelier pour donner son cours de yoga. Lyon, c’est le hasard d’un poste proposé au père de Gasnier. 

La collision ou l’histoire de la trajectoire d’une balle perdue 

Dix ans plus tard, le fils devenu journaliste remonte le fil : non pas pour disculper, mais pour comprendre. Ce qui « n’est ni un meurtre ni un assassinat… » malgré le terrible qui s’en est suivi.

Comprendre « Saïd », sa délinquance, son dérapage, sa « folie » pour ne pas penser un instant à la dangerosité de son acte.

Comprendre à quel moment les filets sociaux ont cessé de se tendre, quand la République a décidé de laisser tomber les « quartiers, les zones, la banlieue ».

Et puis la responsabilité des politiques. Au discours qui chauffe à blanc des salles entières en scandant des « mots offenses ». Eux aussi sont dans une forme de rodéo urbain, totalement déconnectés de ce qu’ils peuvent provoquer.

Et toujours récupérer la tragédie du fait divers. C’est le fond de commerce de toute campagne politique…

Gasnier écrit sobre, lumineux, sans un gramme de pathos. Il refuse les caricatures, démonte l’instrumentalisation politique du tragique, et restitue dans la même phrase une tendresse infinie pour sa mère et une lucidité glacée sur le réel.

Et puis le destin… sa mère qui avait couru le monde lointain pour venir mourir à Lyon. En pleine ville. Un matin.

Chaque page « pèse ». Celles du procès sont bouleversantes. Un direct de la réalité. Les familles sont là. Chacune dans sa tragédie. Les avocats, la Cour et « Said »…

*La Collision*, c’est le choc frontal  entre deux destins qui n’auraient jamais dû se croiser. Collision entre deux France qui s’ignorent. Collision enfin entre l’intime et le politique.

Paul Gasnier écrit :

« La violence qui a frappé ma famille possède une généalogie, qui nous raconte collectivement. Elle a été commise par un jeune garçon dont la dérive est le produit d’une époque où les filets de la société n’accrochent plus, ne rattrapent plus, et où l’obsession de soi permet tout. »

Certains trouveront excessif tout cela. Certains auront déjà une opinion sur le livre. 

Surtout ceux qui ne l’auront pas  lu…

Mais la maman de Paul Gasnier est morte. 

En exergue, avant d’entrer dans l’histoire, on peut lire ces mots de Paul Valéry :

« Les morts n’ont plus que les vivants pour ressource ».

Paul Gasnier, *La collision*, Editions Gallimard.

Paul Gasnier est journaliste. *La collision* est son premier roman.

Chroniques

*Où les étoiles tombent*

Auguri Mathidé… Auguri 

Mathilde est revenue… De loin, très loin. Le 12 août 2022, avec Cédric Sapin Defour son époux, ils vont faire du parapente dans une vallée de la province de Bolzano en Italie.  Ils savent les gestes, ils savent l’envol, ce ne sont pas des novices, leur vie c’est la montagne, ses hauteurs, son oxygène.

Cédric se lance avant Mathilde et puis, il regarde en arrière, il ne la voit pas. Il ne panique pas tout de suite. Mais la radio de Mathilde ne répond pas, il tournoie à sa recherche et il voit au sol le tissu du parapente. Il claque au vent.  Et tout s’enchaine

Où les étoiles tombent de Cédric Sapin Defour est un livre aux aguets de l’immobile.

Des mots obsédants : polytraumatisée, soins intensifs, souffle, montagne, neige, air, eau… Mathilde, Mathilde…

Cédric Sapin Defour écrit dans les intervalles, dans la déchirure des mots séparés.

Il a une défiance envers les images, celle d’avant l’accident. Celle de la joie, celles de l’aventure. Mais en même temps, ces images sont Mathilde, sont ce qu’est toujours Mathilde même si elle ne pourra plus voler. Voler… le mot magique, le souffle magique. Voler… et une image s’interpose…tomber, se briser… 

Mais Cédric ne veut pas de mots qui ne vont pas à Mathilde. Il est très attentif à son souffle à ses mouvements nouveaux. Elle réapprend tout Mathilde. 

Et lui aussi. « L’accident pulvérise hier et demain », mais sans les effacer vraiment.

Il apprend à se méfier des mots qui pourraient faire tamis jusqu’à ne plus garder que le vide, le vertige.

Au début juste après l’accident nous lisons la peur de Cédric, l’effroi de Mathilde, ses yeux fixes, la formidable équipe de secours, les soins intensifs, les onomatopées,  les graffitis pour empêcher la vie de s’en aller

Et Mathilde revient Par paliers. En reprenant conscience, elle découvre son corps « nouveau ». Et la dimension de ces mots « qu’est-ce qu’une vie normale ? » pour celui qui a failli mourir et garde des séquelles en restant vivant et pour l’autre qui l’a veillé en recueillant le sacré de chaque frémissement de vie comme une sortie de deuil…

Nous ne lisons pas Cédric Sapin Defour, nous l’écoutons, nous sommes face à lui. Il écrit à la buée. Nous lisons à la buée…

Et puis Mathilde, Mathilde qui réapprend tout. Elle réapprend à retisser les mots, elle réapprend les gestes du corps, elle réapprend à s’orienter en elle-même, en eux-mêmes. Elle réapprendra plus tard dans quel ordre se commande un café. Quand choisir, commander, payer, remercier.

Et puis il y a le temps. Ce temps double qu’il faudra accorder. Mathilde en mouvements permanents pour se réapproprier son corps, sa vie sauvée et Cédric, cloué à l’instant, à la veillée, à cette patience qui consiste à épouser la vitesse de l’autre. 

Deux voies parallèles, comme deux trains qui ne partent jamais à la même heure dira-t-il, mais qui se rejoignent toujours

Cédric Sapin Defour nous raconte une histoire vraie. L’écriture est vraie. La poésie habite des paragraphes entiers. Il faut lire livre, il faut pouvoir dire Auguri Mathildé, Auguri et il faut également prendre contre soi ce livre.  Avec tendresse, avec pudeur, avec émerveillement.

Nous sommes le témoin du témoin. Nous sommes les témoins de Cédric qui est le témoin de Mathilde. Nous sommes les témoins de Mathilde qui est le témoin de son propre retour dans la vie, à la vie… Auguri Mathildé,  Auguri…

Ce livre est une cartographie de la perte et de la reconquête du territoire. Mathilde est revenue presque la même et pourtant un peu autre. Cédric est resté presque le même et un peu autre.

« Où tombe les étoiles » est un livre où on s’émeut et où on sourit en même temps ainsi :

« Toutes les trente secondes, je consulte mon téléphone, ce soir Siri me dira d’être vigilant quant à mon temps d’écran, ça me fera une conversation »

Et cet extrait magnifique :

« J’avais pensé à ton visage aussi mais pas à cette annexe qu’il dissimule : le cerveau.

Moi, je croyais que c’était le cœur qui pensait, qui aimait, qui frémissait, qui en faisait trop ou pas assez. Parfois il bat vite, d’autres fois on le secoue. En réalité, c’est le cerveau. Un cœur, c’est plus joli qu’un cerveau. C’est un oyas en peau d’argile blotti dans la terre et qui irrigue tout autour de lui, quand le cerveau, lui, on dirait le périphérique parisien. Mais c’est là-haut, dans ce lacis clignotant et selon un cadastre électrique rigoureux qu’habitent la gaieté, l’effroi, la tendresse, la poésie, l’émerveillement, la délicatesse, la possibilité de la joie, les douces mélancolies, les forces de l’espoir, le don de la nuance, l’arbitrage des peurs, l’accueil de l’autre, la tentation de la violence, la soif de découvrir, le doute, l’imaginaire, les rêves oubliés, les vérités fragiles et toutes ces folies passionnantes qui rendent la vie respirable. L’amour même niche là-haut, dans ce trafic où la moindre collision paralyse le monde.

Le cerveau est le seul bout de nous, qu’on ne sait pas assister ni remplacer, il n’est qu’à soi. Le joli cœur n’est qu’une pompe et il aura beau battre, à quoi sert-il si tout ce qui rend sensible s’éteint ? 

Je n’y avais pas pensé, si le cœur s’arrête, on meurt, si c’est le cerveau, on ne vit plus… »

 Tout au long de ma lecture j’entendais en bruit de fond la chanson de Daniel Darc : La taille de mon âme

Si tu savais mes mains… rien

Si tu savais mes reins…rien

Si tu savais mes jambes… rien

Si tu savais mes bras… rien

Mais si seulement tu savais la taille de mon âme…

Si seulement vous saviez la taille de leur âme à chacun de « ces deux-là » !

Merci Cédric Sapin Defour pour ce bouleversant tomber d’étoiles et  ce magnifique lever de rideau.

Auguri Mathildé, Auguri… Mathilde est revenue

Cédric Sapin-Defour, * Où les étoiles tombent*, Editions Stock

Chroniques

*Parmi toutes les autres*

*Parmi toutes les autres* ou si peu…

« Vous étiez revenu. Parmi toutes les autres, vous m’aviez remarquée. »

Opéra de Paris, fin du XIXᵉ siècle.

Adèle a quinze ans. Elle est petit rat à l’Opéra.

Les pieds en sang, le sourire obligé. Grâcieuse toujours.

Parmi les messieurs venus lorgner les ballerines, un regard différent, le peintre des danseuses : Edgar Degas 

Un après-midi de mai, quelques mots… et Adèle   l’emmène dans sa chambre.  Ils s’aimeront.

Elle dira l’éblouissement de ce moment. Elle dira ces arbres de printemps qui bruissent et lui rappellent le bruit de la mer. 

Elle sait déjà qu’il ne reviendra plus, mais elle sait aussi que ce « si peu »  la tiendra toute une vie.

En partant, Degas lui laisse un dessin, une esquisse : Portrait de famille.

Adèle se mariera, aura un enfant. Lui aimera ailleurs.

Hélène Veyssier signe « un roman d’absence et d’obsession, tout en clair-obscur ».

Un récit où l’amour est plus vaste que l’événement, où l’attente devient l’œuvre.

On y retrouve la cruauté du métier de danseuse d’Opéra à l’époque : la discipline qui dévore, la pauvreté en coulisses, les regards qui marchandent au-delà de la beauté de la danse.

Pourquoi lire ce roman ? 

– Déjà pour la grande beauté de l’écriture d’Hélène Veyssier. Elle a ce style dépouillé qui en peu de mots, plante un décor, son paysage, son atmosphère, son arrière-pays.

Et ce personnage d’Adèle ! Il a sûrement existé sous d’autres formes. Il est émouvant pour cela. Ce roman c’est « Adèle ». C’est autour de ce « si peu ».

Degas a peint, dessiné, sculpté les petits rats de l’Opéra avec une intensité quasi obsessionnelle. Mais cette obsession était surtout d’ordre esthétique et sociologique. Il s’intéressait à la mécanique du corps en mouvement, à la discipline, aux coulisses, à la lumière des cintres, à ce que l’œil mondain ne voit pas…Il n’a pas laissé trace d’un grand amour je crois.

– Et puis, parce qu’il y là un vertige. Un immense vertige : comment un instant peut nourrir toute une existence.

– Et aussi, parce-qu’Edgar Degas, sans le vouloir, a offert à Adèle un destin. 

Peut-être ajouter, que ce roman/fiction parle un peu de nous. De ces obsessions qui parfois nous habitent et que nous tissons en fils mémoire…. Tantôt comme un filet pour ne pas tout à fait tomber, tantôt comme un fil de cerf-volant pour continuer de nous élancer plus haut… pour continuer de « respirer » en quelque sorte.

Il faut si peu pour « vivre » et Adèle qui continue son soliloque avec Degas bien après la mort du peintre, lui dira :

« Si quelqu’un se souvient de la petite danseuse, alors qu’il entende en écho l’histoire de votre tableau et la mienne et qu’ainsi j’existe »

Et nous savons aujourd’hui qu’elle existe. Et nous ferons  écho à sa voix, à sa vie….à ce si peu…

Helene Veyssier – *Parmi toutes les autres* (Éditions Buchet/Chastel)

Chroniques

*Voyage avec Zoë Lund*

*Voyage avec Zoë Lund* ou écrire sur la « ligne »…

*Voyage avec Zoë Lund* (Lanskine Editionsé) s’ouvre sur comme un monologue. Véronique Bergen l’autrice, écrit/parle comme pour elle-même. Mais c’est un plan en double page. Et nous voyons sur la page de droite une jeune femme assise qui lit.

C’est Zoë Lund. La photo est ancienne. Zoë lisait en fait le scénario de Richard Hell, Meet Theresa Stern (octobre 1998)

Mais nous oublions ce que lit Zoë Lund. Et elle  semble lire ce qu’écrit Véronique Bergen. Celle qui vite passe au tutoiement : 

« Zoë, tu agis sur moi, comme un aimant, comme un double. Te voir, c’est me voir »

Et nous comprenons que nous n’assistons pas à une biographie. Ni à une fiction.

Deux jeunes femmes qui se ressemblent sont face à face.  Le temps est aboli.

L’une, Zoë Lund est morte à 37 ans d’une overdose. Elle a passé sa vie en nomade, dans l’excès, les veines traversées de feu, mais aussi d’un talent infini. Talentueuse et Incandescente jusqu’à l’implosion. 

Zoë Lund, née Tamerlis, ange noir des films d’Abel Ferrara a été également scénariste, compositrice, musicienne, auteure,  mannequin, activiste et surtout « junkie ».

L’autre, Véronique Bergen, est philosophe, romancière, poétesse. Elle a décidé d’écrire face à face avec cet ange noir qui a brulé sa vie. Elle décide par l’écriture de lui parler à l’infini.  

Au début,  nous ne comprenons pas vraiment pourquoi, mais c’est parce-que nous avons lu trop vite.

Véronique Bergen l’annonce d’emblée pourtant  :

« Zoë  tu agis sur moi comme un aimant, comme un double. Te voir, c’est me voir »

Et nous n’avons plus de doute sur le face à face, sur ce « tu », sur la beauté de l’écriture de Véronique Bergen qui vient faire baume sur les déchirures assumées de Lund : 

« Tu vouas un culte au rituel du shoot avec un jusqu’au boutisme flamboyant ».

Ce que veut nous dire Véronique Bergen est grave, plus grave encore. 

En fait Bergen nous dit que Zoë Lund  n’a jamais rien négocié. Avec personne. Même pas avec elle-même.

*Voyage avec Zoë Lund* est un livre rare. Nous croyons lire sur Zoë Lund, mais la véritable héroïne du livre est Véronique Bergen.

Elle parle d’elle quand elle parle de Zoë. Elle a ses propres volutes qui ne sont pas des drogues. 

Et dedans des images qui la vrillent… celle de l’enfance, celles de la mère.

Elle a besoin d’une confidente, qui puisse comprendre, qui puisse ne pas juger son vertige, ses mots absinthe, sa propre mise en abime, sa polyphonie, son nomadisme.

Elle a besoin des lignes de l’écriture pour parler d’elle Véronique Bergen. 

Elle avait écrit dans * Ecume * :

« L’écriture doit créer, réinventer à chaque coup sa liberté »

Et avant que l’ombre ne reprenne le territoire dans *Voyage avec Zoë Lund *, nous trouvons à la fin du livre comme un jeter de quelques poèmes déjà enveloppés de brume : ce sont ceux de Zoë Lund.

Il faut les lire pour comprendre combien elle ne négocie jamais « Zoë ».

Et encore sous l’émotion de notre lecture, cette dernière photo de Zoë Lund. Elle est comme une suite à la première photo où elle lisait.

Dans celle-ci, Zoë Lund semble debout. Pensive, peut-être inquiète. La main sur la bouche, elle regarde quelque chose ou écoute encore quelqu’un…peut-être Véronique Bergen qui reprend ce que nous n’avons pas complétement dévoilé au début :

« Je ris de me raccrocher à une noyée, à une visiteuse des régions obscures, de bourrer mon panthéon d’intercesseurs de figures tragiques, de junkies fantasques, de vagabondes flirtant avec l’abîme, grands inadaptés de l’existence qui me renvoient à ma mère si peu à l’aise avec ce qu’on appelle la vie… »

Une histoire personnelle s’est tissée dans « l’impersonnel » d’une autre histoire… 

Et nous comprenons mieux ce qui fascine tellement Véronique Bergen, ce qui la fascine jusqu’à s’en brûler les yeux !

Véronique Bergen, *Voyage avec Zoë Lund*, éditions LansKine (2025)

« Traduction des poèmes de Zoë Lund par les éditeurs aidés de @ClaroClaro »

Photo de couverture, Zoë Lund photographiée  par son époux Robert Lun

Chroniques

*Lettres*

*Lettres* de Guillaume Dreidemie ou Chute libre vers la lumière

Guillaume Dreidemie écrit comme on creuse. Avec les mains. Avec le souffle. Avec la patience et l’instinct d’un archéologue. Chaque mot est pierre, silence, cicatrice, trace d’un chant ancien.

L’auteur a une vie double. Philosophe  et poète, il écrit pour faire signe au monde et attend que le monde lui réponde.

Son dernier recueil, *Lettres*  La rumeur libre éditions), ne contient que trois lettres. Trois gouffres lumineux. Habités de voix, d’ombres, de prières.

 — La première lettre est : La lettre du peintre, ou plutôt de son pinceau. L’image n’est pas banale…

Il faut plonger le pinceau dans la matière, dans la lumière, dans le paysage. 

Ici tout est affaire de gravité. 

C’est dans la chute que la vision s’ancre :

« Le jour finissant a noué le lien 

Des roches inoubliables 

Avec l’ombre du peintre… »

Mais ce n’est assez. Guillaume Dreidemie est un homme tourmenté. Un homme en attente :

« …l’écho ne livre 

qu’une voix de rivière, 

à peine un murmure 

qui s’incline au silence,

tout est peut-être mort, alors 

Faut-il peindre plus bas ?

Le poète est à l’écoute. L’oreille contre terre. Pour mieux entendre celle qui pourrait revenir…

— Et c’est la deuxième  lettre. La lettre de la mère.

Cette lettre est plus intime, elle porte une voix. Une voix rude et inquiète. 

La voix vient  de loin. Elle parle de l’oubli. Celui que l’on porte comme un déni :

« Il pèse en vous l’oubli. »

Et il faut délester le fils.. Le délester de l’oubli et laisser place au souvenir. A la douceur nostalgique du souvenir.

Alors la voix met distance, elle vouvoie, elle « ordonne » :

« Car vous allez vous lever, prendre mes os en poudre,

Prendre cette poudre dans votre paume.

Vous aurez peur du vent, de la tempête qui emportera les cendres.

Vous sentirez l’oubli disparaître,

Vous sentirez le pas du souvenir,

Et vous m’entendrez vous dire :

Je vous aime… »

Et la brèche promesse s’ouvre pour la vie, pour l’amour, pour celles qui viendront : 

« Je veux qu’elles chahutent les feuillages en déposant leurs rires. »

Cette lettre bouleverse. La mère  reprend son rôle. Elle pousse le grand enfant à vivre…

 — La troisième lettre, c’est la Lettre à Rome. 

C’est là que le recueil touche à l’écharde sacrée. Celle des exils. 

Le mot « Vivam » scintille fragile, en bordure d’un autre bannissement : Ovide !

« Voici les fleurs vives des Métamorphoses ,

Ovide ! »

Et Rome ici redevient une terre de mythes et de légendes.  On y parle d’oubli encore, mais aussi de mémoire. 

On y pleure, on y espère. Et une forme ancienne d’incantation sourd d’entre les pierres :

« N’oublions jamais de chercher le sens des pierres,

Leurs nervures, pour qu’y paraisse un dieu,

Un geste, que sais-je, déesses ?

Pour que la vie surgisse, de joie ! »

*Lettres* est un recueil minéral. Un site archéologique de « l’éternel retour »

Une présence discrète et insistante le traverse.

Elle tient le texte. Elle l’élève sans l’arracher au sol.

Et Guillaume Dreidemie enroule un long et bouleversant poème autour de blessures fossiles. 

Les nôtres ! Les siennes ! 

Le tout nimbé d’un grand rai de lumière :

« Chercher la lumière.

Ne jamais se confondre avec l’ombre qui se raidit.

Graver une à une les notes de la chanson

Jusqu’au refrain qui vous anime,

Qui vous ranime et laisse bruire

Tous les arbres de votre village, de votre ville, de vos forêts ! »

Guillaume Dreidemie, *Lettres*

La rumeur libre Éditions 

Photos ©Guillaume Dreidemie

Chroniques

*Doux leurres*

*Doux leurres* ou la grâce cabossée du fragment.

Jean-Paul Gavard-Perret a cette façon d’écrire en bordure d’un lieu, d’images, d’un temps qu’il conjugue en bord de mémoire.

*Doux leurres*, son dernier livre, le confirme. 

Déjà cette splendide photo de couverture signée Sylvie Aflalo

Puis le texte qui se présente comme un feuilleté de fragments, « une dérive maîtrisée ».

Et nous reconnaissons  aussitôt la marque de l’auteur. 

Ce tremblé entre les lignes, les mots qui troublent la vue, des personnages qui sortent de l’ombre pour mieux appuyer la perte, le frisson, le temps joie, la bascule.

Cette forme d’écriture  exige une lecture lente entrecoupée de respirations

Une voix singulière s’y déploie, traversée de présences comme Beckett, Cézanne, Pollock, Rimbaud, mais jamais soumise à ces  influences. 

« Ces figures tutélaires sont là comme des échos, des balises ».

Jean-Paul Gavard-Perret creuse son propre sillon, seul, sans filet, dans une langue à vif. 

Il sait le temps qui nous est imparti. Il sait l’écriture à rebours. Il sait l’attention au langage et à ses seuils.

*Doux leurres* devient la camera obscura. 

On y avance à tâtons, parmi les fragments, les souvenirs, le père, la mère, d’autres… et cette figure féminine qui lui fait battre le coeur et aiguise ses fantasmes :

« Le mien (le cœur) tourne encore autour pour rappeler qu’il n’est pas parti. Du moins, pas trop loin, pas en totalité. Mes images pénètrent le regard. 

C’est là que souvent nous vivons. Que nous avons vécu… »

Et nous comprenons qu’il ne d’agit  pas de raconter une histoire, mais d’en disperser les éclats…

Et puis quelle foi tenace en la langue, ses tours, ses plis, ses vertiges :

« Une langue qui tente de dire ce qui se dérobe, ce qui manque, ce qui s’invente ».

Ici écrire c’est résister ! C’est faire du mot une silhouette, un cinéma, une confidence.

*Doux leurres* devient alors une traversée intérieure, un jeu de reflets, un surgit que les mots arrachent à l’ombre.

Et dans le tumulte de ses fragments, Jean-Paul Gavard-Perret nous rappelle que l’écriture est avant tout, un geste de survie :

« L’écriture, dès la moindre petite flamme, a toujours des pensées d’incendie… »

Et Jean-Paul Gavard-Perret continue à fragmenter, mais  à voix basse :

« L’espoir s’amenuise. Je passe et vous aussi, puisque tout s’enroule en spirale dans le noir annoncé des points de suspension…

Lisibles et divisés, ils couturent de leur possible l’incertain… »

*Doux leurres* est un livre sans pathos, mais sans consolation.

Gavard-Perret nous a juste tendu un fil, pour suturer au mieux ce qui a été, ce qui n’a pas été, ce qui peut-être reste à être…

Et nous voici irrémédiablement pris :

« dans l’étreinte trouble d’un texte qui sait mourir tout en renaissant, mot après mot ».

Jean-Paul Gavard-Perret, *Doux leurres*, Éditions Constellations (juin 2025)

Photo de couverture Sylvie Aflalo

Disponible en librairie et sur le net déjà chez Eyrolles et à La Procure.