Chroniques

La terrible frontière des appartenances…

On le sait sans vouloir se l’avouer, le paysage littéraire s’est fragmenté en mondes irréconciliables. D’un côté, ceux que l’on nomme, trop vite, trop commodément, les « réacs ». 

Le terme est injuste, mais il s’alimente d’une posture tels ce retrait fier, ce mépris poli, cette conviction d’être les derniers gardiens d’une littérature « vraie », d’une pensée « pure » qui n’aurait pas à se frayer un chemin vers le lecteur et qui incendierait volontiers tout vecteur susceptible de la « rabaisser », jusqu’à la vente même de leur livre.

Ce sont des écrivains de clairière. Ils ont choisi l’ombre, le silence, le recul désenchanté. Ils élaguent, coupent, se retranchent, persuadés que l’essentiel se protège ainsi. Ils admirent les morts davantage que les vivants, quant aux mortes, elles n’ont jamais vraiment existé pour eux. 

L’âge (aucune méchante pointe, c’est souvent le mien) parfois leur donne raison. Leur  temps de gloire n’a pas eu à se frotter à la marée des moyens nouveaux, des réseaux sociaux, des concurrences féroces, des émergences fragiles.

En face, il y a ceux de la marée. 

Les penseurs/écrivains qui avancent à découvert, qui travaillent, vivent, écrivent et « vendent » d’un même souffle. 

Ils sont dans la modernité comme on est dans une houle. Ils sont bousculés, épuisés, mais tenaces. 

Leurs lecteurs leur ressemblent, précaires, pressés, traversés par mille sollicitations.

Un livre n’existe que s’il traverse les librairies, les médiathèques, les clubs de lecture, les réseaux, les cafés, les bancs publics. 

On peut mépriser « la globalité du monde », mais c’est pourtant par cette surface, parfois « criarde », que la pensée voyage. Sans relais, pas de voix. Sans voix, pas de « suite ».

Dans la marée, il y a une injustice muette, c’est l’effort constant, la course, l’épuisement pour « aboutir ».

Et en face, le jugement de ceux retranchés dans les  hauteurs. Un dédain tranquille, sûr de lui, qui ne risque plus grand-chose. 

Or le tragique de notre époque est peut-être là ! Ni les uns, ni les autres ne laisseront forcément de traces. Les clairières ne garantissent rien. La houle non plus.

Les uns se réclament de Zola, Hugo, Rilke, Flaubert. 

Les autres aussi, mais ils y ajoutent Colette, George Sand, Duras, et tant de femmes puissantes dont la postérité peine encore à franchir certains cercles. 

Aujourd’hui pourtant, nombre de figures féminines écrivent des textes d’une beauté souveraine et certains camps persistent à ne pas les voir.

À côté de ces deux castes, voici les adeptes de la grâce, du spirituel. Ils flottent entre les mondes, tout en se sentant un soupçon au-dessus. C’est la voie vers… pas le ciel, mais presque. 

Quant aux penseurs/écrivains/poètes qui tentent tant bien que mal d’habiter le reste des territoires encore disponibles, on les renvoie à la « kermesse », aux réseaux de toc, au fast-culturel. 

On oublie que même un « fast book » nourrit parfois mieux qu’on ne croit…et qu’on y apprend aussi à savoir mieux « se nourrir »

Pourquoi cette tribune aujourd’hui ? Peut-être pour tirer, humblement, la sonnette d’alarme. Pour rappeler, dans un monde brutal et réducteur, ce qui pourrait encore nous sauver : les mots. 

Ce pouvoir farouche, qui augmente nos vies, leur ordinaire, leur tragique parfois. Les mots comme  :

« penser, réfléchir, dire, écrire, aboutir, rencontrer, écouter ». 

Ces mots ont besoin d’air. De relais. De passages. Ils exigent que l’on abolisse les distances, que l’on porte jusqu’à l’autre…

Car c’est peut-être cela, la seule trace qui vaille : transmettre. 

Et croire en cet autre. Croire en sa capacité de comprendre sans injonction, de penser sans tuteur, de lire sans maître. Il saura peut-être même reconnaître, à son tour, sa filiation.

Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit ni d’entretenir des polémiques stériles, ni de croire au monde des bisounours. 

Ces fractures ont toujours existé. Nous n’avons jamais été naïfs. 

Mais il demeure un devoir moral, simple et impérieux : le sens. Le pourquoi. Le pour qui.

Entre les clairières et la marée, il reste un passage étroit où l’on avance comme on peut, avec la certitude têtue que quelqu’un, quelque part est en attente.

Une attente d’un certain humanisme éclairé…

Mais peut-être que je  me trompe. Peut-être que je ferai mieux de rester dans ce territoire  que je revendique avec fierté : la frivolité…

Alors sur la pointe des pieds, un peu grave et pensive quand même, je tire mon épingle à chapeau du jeu. 

Un prétexte bien sûr pour vous montrer combien il est beau.

Jeanne Orient

Le 17/11/2025

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