«J’ai entrevu dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, en observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. »
Ne croyez surtout pas que je me prenne pour Stravinsky. Mais lorsque j’ai découvert la lettre qu’il avait écrite pour annoncer son Sacre du printemps, j’ai rêvé à mon tour de raconter comment ce ballet m’avait mise au monde. Car c’est aussi mon histoire, ce Sacre du printemps, et celle de toute danseuse « élue» pour être étoile, autant dire pour mourir à la vie profane tant il faut de temps, de travail, de souffrances, d’échecs aussi, dont certaines, certains, ne se remettent jamais. Dans ce ballet, il est question du sacrifice de l’Elue, qui dansera jusqu’à mourir pour que toujours le printemps renaisse. C’est bien tout ce qui n’est pas la danse qu’on sacrifie, enfant encore, pour un jour peut-être se voir désignée comme la nouvelle étoile.
Et toute sa jeunesse aussi qu’on consacre à cette muse autoritaire, Terpsichore. La danse comme l’exige le ballet de l’Opéra de Paris est une discipline impitoyable où n’entre aucun des critères d’aujourd’hui. Elle porte haut les injustices de la Nature et du Destin, elle a sa part d’inégalités, de dureté dans ses lois, elle s’inscrit davantage dans les termes de la tragédie que dans ceux de la comédie dramatique.
Les vieux sages du ballet qui font cercle pour exiger le sacrifice ont des noms, je pourrais en citer d’autres encore : Marius Petipa, Léonide Massine, George Balanchine, Serge Lifar ou Rudolf Noureev. Leurs chorégraphies imposent aux corps des mouvements auxquels rien, jamais, ne les a préparés et, pour ce faire, un travail quotidien et une discipline d’acier.
Mais c’est à ce prix que de génération en génération, d’étoile à étoile, la danse « classique » renaît à elle-même, d’elle-même par tout ce qu’elle brûle d’individus et de gloires, des gloires d’autant plus belles qu’elles sont éphémères – elles s’éteignent dès le rideau tombé et le corps au repos.
Mais tant que l’âme fait danser le corps, tant que la danseuse est sur scène, et l’étoile livrée à sa danse sacrale, alors quelle rémission des souffrances, quelle abolition des doutes, quelle joie, quelle fécondation du temps – quel printemps ! »
Aurélie Dupont
*N’oublie pas pourquoi tu danses*
« N’oublie pas pourquoi tu danses » d’Aurélie Dupont vient de recevoir le Prix Georges Bizet, récompensant le meilleur livre sur la danse.
Hier, avec des mots magnifiques, Stéphane Barsacq (merci à lui) évoquait « la route de ce livre » jusqu’à son édition et Le Prix Georges Bizet.
J’avais lu ce livre. Et les mots d’Aurélie Dupont m’avaient profondément bouleversée.