Auguri Mathidé… Auguri
Mathilde est revenue… De loin, très loin. Le 12 août 2022, avec Cédric Sapin Defour son époux, ils vont faire du parapente dans une vallée de la province de Bolzano en Italie. Ils savent les gestes, ils savent l’envol, ce ne sont pas des novices, leur vie c’est la montagne, ses hauteurs, son oxygène.
Cédric se lance avant Mathilde et puis, il regarde en arrière, il ne la voit pas. Il ne panique pas tout de suite. Mais la radio de Mathilde ne répond pas, il tournoie à sa recherche et il voit au sol le tissu du parapente. Il claque au vent. Et tout s’enchaine
Où les étoiles tombent de Cédric Sapin Defour est un livre aux aguets de l’immobile.
Des mots obsédants : polytraumatisée, soins intensifs, souffle, montagne, neige, air, eau… Mathilde, Mathilde…
Cédric Sapin Defour écrit dans les intervalles, dans la déchirure des mots séparés.
Il a une défiance envers les images, celle d’avant l’accident. Celle de la joie, celles de l’aventure. Mais en même temps, ces images sont Mathilde, sont ce qu’est toujours Mathilde même si elle ne pourra plus voler. Voler… le mot magique, le souffle magique. Voler… et une image s’interpose…tomber, se briser…
Mais Cédric ne veut pas de mots qui ne vont pas à Mathilde. Il est très attentif à son souffle à ses mouvements nouveaux. Elle réapprend tout Mathilde.
Et lui aussi. « L’accident pulvérise hier et demain », mais sans les effacer vraiment.
Il apprend à se méfier des mots qui pourraient faire tamis jusqu’à ne plus garder que le vide, le vertige.
Au début juste après l’accident nous lisons la peur de Cédric, l’effroi de Mathilde, ses yeux fixes, la formidable équipe de secours, les soins intensifs, les onomatopées, les graffitis pour empêcher la vie de s’en aller
Et Mathilde revient Par paliers. En reprenant conscience, elle découvre son corps « nouveau ». Et la dimension de ces mots « qu’est-ce qu’une vie normale ? » pour celui qui a failli mourir et garde des séquelles en restant vivant et pour l’autre qui l’a veillé en recueillant le sacré de chaque frémissement de vie comme une sortie de deuil…
Nous ne lisons pas Cédric Sapin Defour, nous l’écoutons, nous sommes face à lui. Il écrit à la buée. Nous lisons à la buée…
Et puis Mathilde, Mathilde qui réapprend tout. Elle réapprend à retisser les mots, elle réapprend les gestes du corps, elle réapprend à s’orienter en elle-même, en eux-mêmes. Elle réapprendra plus tard dans quel ordre se commande un café. Quand choisir, commander, payer, remercier.
Et puis il y a le temps. Ce temps double qu’il faudra accorder. Mathilde en mouvements permanents pour se réapproprier son corps, sa vie sauvée et Cédric, cloué à l’instant, à la veillée, à cette patience qui consiste à épouser la vitesse de l’autre.
Deux voies parallèles, comme deux trains qui ne partent jamais à la même heure dira-t-il, mais qui se rejoignent toujours
Cédric Sapin Defour nous raconte une histoire vraie. L’écriture est vraie. La poésie habite des paragraphes entiers. Il faut lire livre, il faut pouvoir dire Auguri Mathildé, Auguri et il faut également prendre contre soi ce livre. Avec tendresse, avec pudeur, avec émerveillement.
Nous sommes le témoin du témoin. Nous sommes les témoins de Cédric qui est le témoin de Mathilde. Nous sommes les témoins de Mathilde qui est le témoin de son propre retour dans la vie, à la vie… Auguri Mathildé, Auguri…
Ce livre est une cartographie de la perte et de la reconquête du territoire. Mathilde est revenue presque la même et pourtant un peu autre. Cédric est resté presque le même et un peu autre.
« Où tombe les étoiles » est un livre où on s’émeut et où on sourit en même temps ainsi :
« Toutes les trente secondes, je consulte mon téléphone, ce soir Siri me dira d’être vigilant quant à mon temps d’écran, ça me fera une conversation »
Et cet extrait magnifique :
« J’avais pensé à ton visage aussi mais pas à cette annexe qu’il dissimule : le cerveau.
Moi, je croyais que c’était le cœur qui pensait, qui aimait, qui frémissait, qui en faisait trop ou pas assez. Parfois il bat vite, d’autres fois on le secoue. En réalité, c’est le cerveau. Un cœur, c’est plus joli qu’un cerveau. C’est un oyas en peau d’argile blotti dans la terre et qui irrigue tout autour de lui, quand le cerveau, lui, on dirait le périphérique parisien. Mais c’est là-haut, dans ce lacis clignotant et selon un cadastre électrique rigoureux qu’habitent la gaieté, l’effroi, la tendresse, la poésie, l’émerveillement, la délicatesse, la possibilité de la joie, les douces mélancolies, les forces de l’espoir, le don de la nuance, l’arbitrage des peurs, l’accueil de l’autre, la tentation de la violence, la soif de découvrir, le doute, l’imaginaire, les rêves oubliés, les vérités fragiles et toutes ces folies passionnantes qui rendent la vie respirable. L’amour même niche là-haut, dans ce trafic où la moindre collision paralyse le monde.
Le cerveau est le seul bout de nous, qu’on ne sait pas assister ni remplacer, il n’est qu’à soi. Le joli cœur n’est qu’une pompe et il aura beau battre, à quoi sert-il si tout ce qui rend sensible s’éteint ?
Je n’y avais pas pensé, si le cœur s’arrête, on meurt, si c’est le cerveau, on ne vit plus… »
Tout au long de ma lecture j’entendais en bruit de fond la chanson de Daniel Darc : La taille de mon âme
Si tu savais mes mains… rien
Si tu savais mes reins…rien
Si tu savais mes jambes… rien
Si tu savais mes bras… rien
Mais si seulement tu savais la taille de mon âme…
Si seulement vous saviez la taille de leur âme à chacun de « ces deux-là » !
Merci Cédric Sapin Defour pour ce bouleversant tomber d’étoiles et ce magnifique lever de rideau.
Auguri Mathildé, Auguri… Mathilde est revenue
Cédric Sapin-Defour, * Où les étoiles tombent*, Editions Stock